Pièces choisies - страница 32
JEANNE. Il se souvient de choses très compliquées et lointaines, et oublie les plus simples. Il peut, par exemple, se remplir une tasse de café et oublier de le boire. Ou bien avaler deux fois le même médicament.
LE DOCTEUR. Ça m’arrive aussi.
JEANNE. (Caustique.) J’ai déjà pu m’en rendre compte.
LE DOCTEUR. Comment supportez-vous tout cela ?
JEANNE. Je suis quelqu’un qui agit en vertu du devoir. Je fais non ce qui me plaît, mais ce que je dois faire. Je mange non ce qui me plaît, mais ce qui contient moins de calories. Je fréquente non ceux qui me sont agréables, mais ceux qui me sont utiles. Je ne vis pas avec le mari avec qui je voudrais être, mais avec celui qui m’est échu. Se plaindre et se lamenter est inutile. Il faut travailler, travailler comme un bœuf et porter sa croix.
LE DOCTEUR. Je vous admire.
JEANNE. Merci. Mais, finalement, mon ex-mari n’est pas une si mauvaise personne. Il y a pire. Je me répète cela cent fois par jour. Chaque femme devrait se le répéter. Il y a pire.
LE DOCTEUR. Pourquoi avez-vous dit « ex-mari » ? Seriez-vous divorcés ?
JEANNE. Pas le moins du monde. Nous sommes légalement mariés. Mais qu’est-ce qu’un mari qui oublie ce qu’un mari – un homme – ne doit pas oublier ? Vous me comprenez ?
LE DOCTEUR. M-m-m… Et que faites-vous dans ces cas-là ? Vous le lui rappelez ?
JEANNE. S’il faut rappeler à un homme de telles choses, alors il n’y a plus rien à espérer.
LE DOCTEUR. Vous avez raison.
JEANNE. Savez-vous, à quelle conclusion m’a amenée l’exercice du droit ? Plus il y a d’hommes qui oublient, plus il y a de femmes qui souffrent.
LE DOCTEUR. L’exercice de la médecine aussi arrive à la même conclusion. Cependant, dites-moi, ne vous est-il pas venu à l’esprit, que l’oubli de ces choses par votre mari, pouvait s’expliquer par le fait que… hum-hum…
JEANNE. Qu’il a une femme ?
LE DOCTEUR. C’est vous qui l’avez dit, pas moi.
JEANNE. Ne me faites pas rire, cela est exclu.
LE DOCTEUR. Oui ? Et comment réagiriez-vous si nous faisions la supposition que, peu avant vous, serait venue avec lui ?… Comment vous dire ça ?… Naturellement, ce n’est qu’une supposition…
JEANNE. Ne tournez pas autour du pot, docteur. Jouez franc jeu. J’ai les nerfs solides.
LE DOCTEUR. N’allez pas le juger. Selon moi, il a oublié qui était sa femme.
JEANNE. Il s’en souvient parfaitement. (Elle appelle son mari.) Michel !
MICHEL entre.
JEANNE. Chéri, dis à cette personne, comment je m’appelle.
MICHEL. L’aurait-il oublié ?
JEANNE. Il l’a su, mais il l’a oublié. (Avec ironie.) Cette personne souffre d’amnésie.
MICHEL. (Au docteur.) Je suis sincèrement désolé pour vous.
LE DOCTEUR. Moi aussi je suis désolé pour moi.
MICHEL. Pourquoi ne suivez-vous pas un traitement ? Je peux vous recommander un bon médecin. Voici sa carte de visite.
LE DOCTEUR. (Jetant un œil sur la carte.) Je vous remercie, c’est ma carte ! Dites-nous, plutôt, comment s’appelle cette dame.
MICHEL. Étrange question. Vous pensez que je ne sais pas comment s’appelle ma propre femme ? Ma femme, avec qui j’ai été dans la même école ?
LE DOCTEUR. Bon, mais comment s’appelle-t-elle, bon sang ?
MICHEL. Jeanne. Pourquoi ?
JEANNE. Rien, chéri. Tu peux retourner dans la salle d’attente. (Sur un ton sévère.) Et tu n’en bouges pas !
MICHEL sort.
LE DOCTEUR. Bizarre. Si ce n’était pas sa femme, qui était-ce, donc ?
JEANNE. Qui ?
LE DOCTEUR. La femme qui était ici avant vous.