Pièces choisies - страница 17
LUI. Pour les femmes, je ne sais pas, mais les épouses, elles sont toutes pareilles. En changer une par une autre n’a aucun sens. Je ne trouve de joie que dans le travail.
ELLE. Tout ne tourne pas rond dans votre vie et c’est pourquoi le travail est pour vous un moyen de vous enivrer. Mais justement, il vous faut sans doute vous arrêter et penser à ce que vous voulez.
LUI. Nous voulons tous une seule chose, le bonheur.
ELLE. Mais nous sentons confusément en quoi il consiste. Et si nous nous sommes fixé le mauvais but, alors plus nous nous obstinons à atteindre le bonheur, plus nous nous en éloignons. Tout le malheur est là.
LUI. Oui, c’est vrai…
Pause.
Les deux sont perdus dans leurs pensées. La femme s’approche à nouveau de la fenêtre et plonge son regard dans l’obscurité, promenant, pensive, son doigt sur le carreau.
LUI. Qu’avez-vous vu par la fenêtre?
ELLE. Toujours pareil : l’obscurité, la lumière blafarde des réverbères, la pluie…Et la danse effrénée des branches nues sur la musique du vent. Le vent, le vent partout…Vous prenez l’avion demain?
LUI. Oui.
ELLE. Quand?
LUI. Tôt le matin.
ELLE. Donc, aujourd’hui, déjà. Aujourd’hui…
LUI. Je vois que vous êtes plongée dans la mélancolie.
ELLE. Oui… Nous sommes là à parler et le matin s’annonce, froid, gris, matin d’automne…
L’homme s’approche d’elle, par derrière, et doucement enveloppe ses épaules. Elle continue de regarder par la fenêtre.
LUI. Qu’écrivez-vous sur le carreau?
ELLE. Rien. Nos prénoms. « Serguéï plus inconnue égale amour ».
LUI. Et moi je ne connais toujours pas le prénom de cette inconnue.
ELLE. « Qui est-elle? Que veut-elle?
Seule des cieux connue?
Mais mon cœur fol appelle
Cette belle inconnue » …
(Elle le regarde.) Ou il n’est pas encore fol?
LUI. Cette romance de Glinka est belle, mais vous, encore une fois, vous n’avez pas répondu.
ELLE. Vaut-il la peine d’alourdir votre mémoire d’un nouveau nom de femme? Du reste, si vous voulez, appelez-moi Henriette.
LUI. Pourquoi Henriette?
ELLE. Pourquoi pas?
LUI. Vous vous appelez vraiment ainsi?
ELLE. Vous rappelez-vous l’histoire du célèbre bourreau des cœurs Casanova? Un jour il séduisit la belle Henriette, passa une nuit de rêve avec elle à l’hôtel vous voyez, à l’hôtel aussi lui offrit une bague avec un diamant et lui jura un amour éternel. Le matin, la jeune fille grava avec ce diamant quelques mots sur la vitre de la fenêtre, jeta la bague dans le jardin et disparut. (Elle continue à promener son doigt sur le carreau.)
LUI. Et ensuite?
ELLE. Bien des années plus tard, notre séducteur vieillissant s’arrêta par hasard dans ce même hôtel et dans cette même chambre. S’approchant de la fenêtre, il vit soudain les mots gravés avec le diamant. « Vous oublierez aussi Henriette. » Et Casanova comprit qu’effectivement il l’avait oubliée, que la vie passe, mais lui s’agite toujours autant, et toute nouvelle amour « éternelle » ne dure que quelques jours… Pareil pour vous, vous m’oublierez, vous m’oublierez plus vite que ne disparaîtront ces mots bien que je les aie écrits uniquement avec mon doigt sur un carreau embué.
LUI. (Il l’attire soudain à lui et l’embrasse.). Tu es merveilleuse… des comme toi, je n’en ai jamais rencontré… Tu es si déroutante… Si on doit se séparer dans quelques heures… Nous devons nous séparer… Mais je me souviendrai longtemps de toi, très longtemps!