Pièces choisies - страница 19
ELLE. Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’il y aura après? Ce qui compte, c’est ce qui est maintenant!
LUI. Mais je dois prendre l’avion, tu comprends bien…
ELLE. Je ne comprends pas. Pourquoi dois-tu? À qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mécanisme d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te mènent ou est-ce toi qui mènes ton destin?
LUI. Je ne sais pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une décision si soudainement… Et qu’est-ce que ça changera si nous nous séparons un jour plus tard?
ELLE. Qu’est-ce qui changera? Et même si rien ne change! Que cela ne soit qu’une journée de bonheur éphémère! (Se ressaisissant.). Et puis, fais comme tu veux.
LUI. Si tu veux, je vais essayer d’échanger mon billet pour avoir un vol en soirée…
ELLE. Crois-tu que je vais tenter de te persuader de rester? Même si je le voulais, je ne le ferais pas.
LUI. Qu’as-tu à t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.
ELLE. Ceux qui savent d’avance me font pitié. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier… Si la vie est privée de surprises, alors il ne sert à rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu existes. Ton cœur est vide, verrouillé. Va où tu veux avec ton avion, et quand tu veux.
LUI. (Essayant de l’enlacer.). Ne te fâche pas…
ELLE. (Repoussant sèchement ses tentatives.). Arrête. On n’embrasse pas une femme en pensant à l’avion qu’on doit prendre. Mieux vaut se séparer, et le plus vite sera le mieux.
Longue pause.
LUI. Bon, eh bien, c’est décidé. Mais je vais regretter de te quitter sans savoir rien sur toi.
ELLE. (Après une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne t’ennuierais pas et je tiendrai parole.
LUI. Ce n’est pas Henriette que tu t’appelles?
ELLE. Évidemment, non.
LUI. Et comment?
ELLE. Bon, si Henriette ne te plaît pas, appelle-moi « Juana ».
LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!
ELLE. C’est comme ça qu’on me taquinait à l’école : « Doňa Juana ».
LUI. Pourquoi?
ELLE. J’étais une jeune fille romantique érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux, désespérés existaient encore aujourd’hui. J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite… Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros préféré. Mon mémoire aussi était sur Don Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme et d’éloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de littérature.
LUI. À présent encore, tu es imbue de littérature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton héros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.